Robert Badinter

juriste , ancien ministre de la justice



En 2012, une interview dans la revue "le droit de vivre"

ROBERT BADINTER

« Faire vivre la loi de 1972 et ne rien laisser passer en matière de racisme »

Antoine Spire : Peut-on dire que vous êtes le fondateur de la Licra ? rappelons qu’en 1979 , au Congrès de Strasbourg, avez fait adopter le changement de sigle, pour passer de la Lica, Ligue Internationale contre l’Antisémitisme à la Licra Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme.

Robert Badinter : Disons que je suis l’un des parrains. L’idée a tout de suite été adoptée ; tout le comité directeur en était très vigoureusement partisan. C’était une extension nécessaire ; on ne pouvait pas rester avec l’appellation d’origine, même si tout le monde savait les raisons historiques éminentes et exceptionnellement importantes qui avaient amené à son adoption.

La Ligue Internationale contre l’Antisémitisme est née d’un grand procès, le procès Schwartzbard. Ce procès a été l’occasion d’une grande victoire de mon maître Henry Torrès qui était l’avocat de Schwartzbard et l’a fait acquitter. A ce moment-là, une poignée d’hommes ont décidé de créer la Lica. Rappelons leurs noms pieusement : outre Henri Torrès, il y avait bien entendu Bernard Lecache, mais aussi Lucien Rachline, Gérard Rosenthal, Pierre Lazareff et Joseph Kessel.

Antoine Spire : Cette loi sur le racisme de 1972, baptisée la loi Pleven, vous êtes l’un des seuls avocats à l’avoir utilisée pendant des mois et des mois avec votre collaborateur Bernard Jouanneau. Vous avez saisi les tribunaux pour faire condamner un certain nombre d’expressions racistes, concernant aussi bien des juifs que des noirs que des maghrébins.

Robert Badinter : Dans ce domaine, Bernard Jouanneau, qui était un militant éminent de la Licra, a joué un rôle constant et très important. Il était aux aguets sur toutes les possibilités d’utilisation de cette loi. Dans notre cabinet, nous avons traqué autant qu’on le pouvait l’adversaire, c’est à dire le raciste et l’antisémite.

Antoine Spire : La première affaire plaidée sur le fondement de cette loi concernait Le Bulletin de l’URSS qui affirmait qu’Israël était un Etat obscurantiste car on y enseignait la religion juive.

Robert Badinter : J’avais soutenu, et ça me parait encore aujourd’hui une évidence (comme pour chacun de ceux qui croient en la liberté de conscience et d’expression), que le fait d’enseigner la religion ne saurait être considéré comme une atteinte à la liberté mais, au contraire, comme l’expression même d’une liberté. C’est tout à fait compatible avec la laïcité. Nous avons eu plusieurs litiges avec les soviétiques. A l’époque sévissait en URSS un antisémitisme qu’on pourrait presque qualifier d’étatique. L’antisionisme servait de masque à l’antisémitisme.

Antoine Spire : Vous avez plaidé une autre affaire concernant Le Protocole des Sages de Sion. Vous avez attaqué les gens qui diffusaient cet ouvrage en disant, bien entendu, que c’était un faux et en montrant avec la loi de 1972 qu’il s’agissait d’une exaction raciste. Robert Badinter : C’était un texte dont l’origine historique, de surcroit, était révélatrice. C’était une fabrication de la police tsariste afin de nourrir l’antisémitisme de l’Empire russe. Récupéré par le docteur Goebbels, il a ensuite été très largement utilisé. J’ai le souvenir d’être allé à l’exposition Berlitz, malgré l’interdiction de ma mère. Se trouvaient exposés là tous les mensonges, les sottises et les abominations du Protocole des Sages de Sion. Ce texte a suivi son chemin depuis. Quand vous vous promenez dans les marchés du Caire, on vous propose Le Protocole des Sages de Sion. C’est prodigieux de voir que les policiers tsaristes, récupérés par Goebbels, se retrouvent encore aujourd’hui quelque part en Egypte.

Antoine Spire : Vous avez également utilisé la loi de 1972 contre un texte qui ne peut être qualifié autrement que raciste, Mein Kampf. Des éditions étaient disponibles en France, vous vous êtes battu contre cette diffusion.

Robert Badinter : C’était une provocation à la haine raciale dont Mein Kampf est le bréviaire absolu. Le grand européen belge Paul-Henri Spaak, qui avait été président du Conseil en Belgique juste avant la guerre, avait l’habitude dire qu’il aurait fallu lire Mein Kampf beaucoup plus qu’on ne l’avait lu et il considérait que ce n’était pas un discours électoral, mais un programme barbare et génocidaire. C’est lui qui avait raison. Mais après la guerre ce n’était pas une raison, en sachant ce qu’avait fait Hitler et ce qu’était Mein Kampf de laisser impunément circuler ce livre.

Antoine Spire : Vous estimez qu’il faudrait réfléchir à réunir ce qui a été réalisé sur le plan juridique depuis cette loi fondatrice de 1972. Est-ce qu’il ne faudrait pas aussi refonder le combat antiraciste ?

Robert Badinter : Refonder non, mesurer ses visages actuels, oui. Il s’agit pour la Licra de combattre le racisme dont les premières victimes aujourd’hui sont les Noirs ou nos concitoyens d’origine maghrébine qui se trouvent sur le territoire national. Ces victimes désignées appellent une défense soutenue contre l’appel à la haine raciste. L’antisémitisme, lui, se diffuse aujourd’hui sous d’autres traits, et particulièrement sous ceux de l’antisionisme. Un dérapage constant s’effectue : derrière l’antisionisme, on vise Israël et donc au-delà les Juifs. Et l’on glisse d’« A mort Israël » à « Mort aux Juifs » Un racisme très violent à l’encontre des maghrébins et des noirs coexiste avec l’antisémitisme via l’utilisation de l’antisionisme. Cela rend l’approche des avocats de la Licra et le combat contre ces atteintes à la dignité humaine à la fois plus exigeant et plus complexe. C’est la raison pour laquelle il faut repenser, sinon les textes mais la façon de les utiliser et les cibles que nous devons avoir. L’avenir est ici porteur de réflexion parce qu’il est porteur de menaces nouvelles.

Antoine Spire : Y-a-t-il un risque de dérive lié au conflit du Moyen-Orient entre les français d’origine juive d’un côté attaqués par des français ou des étrangers—mais souvent des français— d’origine arabo-musulmane qui croient voir dans les français d’origine juive la personnification de l’Etat d’Israël ?

Robert Badinter : Des jeunes, souvent fanatisés par les télévisions arabes, estiment qu’on doit en quelque sorte mener en France un complément d’intifada. Ce qui est une absurdité et revêt inévitablement les traits les plus cruels de l’antisémitisme violent. « Mort aux Juifs », on sait où cela a conduit. Mais il faut éviter absolument tous les amalgames qui tendraient à dire que les arabes sont les adversaires d’Israël et, par conséquent, sont les ennemis des juifs. C‘est le rôle de la Licra de transcender ces positions pour ramener [nos concitoyens] à l’essentiel : la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, ces atteintes majeures à la dignité— et quelquefois à la vie— des êtres humains.

Antoine Spire : Qu’auriez-vous envie de dire aux militants de la Licra ?

Robert Badinter : Plus que jamais, il faut tourner ses yeux vers l’avenir avec résolution, car le racisme est permanent. La lutte contre le racisme est un devoir moral premier et il en va de même s’agissant de l’antisémitisme. Il faut aller vers ces luttes avec autant de résolution que de lucidité mais ne rien laisser passer. Ne pas devenir prisonnier d’une sorte de fanatisme à rebours mais, s’agissant de nous, il ne faut rien laisser passer dans ce domaine ; c’est ce que nous avons essayé de faire, jadis, mais le combat continue et par conséquent il faut le mener mais, je vous le dis, toujours avec résolution et lucidité