Pierre Soulages

(décembre 2002) Peinture, art contemporain, vitrail



Quelques extraits de l’entretien avec Pierre Soulages

consulter aussi son site : www.pierre-soulages.com

 De l’oeuvre de Soulages émerge une force peu banale, symbolisée par l’impression de puissance que donne le peintre. De l’équilibre de contrastes qui jaillit de son oeuvre sourd une énergie vive qui emplit et illumine son vis-à-vis. L’homme paraît fait d’une pièce et l’oeuvre est à la fois lumineuse et obscure.

La matière est sans doute la question clé pour vous. Vous donnez l’impression de vouloir transformer le matériau dont vous disposez.

La matière c’est la lumière. On me dit souvent que je peins avec du noir. Mais quand je travaille ce n’est pas le pot de peinture noire qui importe, c’est la lumière, c’est d’une lumière picturale qu’il s’agit, soit réfléchie par les états de surface du noir, soit naissant des contrastes du noir avec les autres couleurs.

Vous dites parfois que le temps est piégé par la matière.

J’ai dit cela à propos de la gravure à l’eau forte pour évoquer le travail de corrosion. En laissant l’acide agir on produit en quelques heures ce qui se serait fait en quelques siècles. Pour la peinture, il faut en revenir à mes débuts. J’étais impressionné par la forme des arbres sans feuilles. J’y voyais une variété extraordinaire de formes, les noueux, les forts, les tourmentés, et d’autres qui sont très purs, très droits, et d’autres encore. On y retrouvait les rapports de leur essence avec les conditions particulières de chacun, les vents auxquels ils étaient soumis, leur tropisme vers la lumière, etc…Cette richesse que portaient en elles leurs formes me passionnait. Je ne le savais pas, mais finalement je regardais un arbre comme on regarde une sculpture abstraite

On a parlé à votre propos d’abstraction lyrique. Voilà qui vous déplaît souverainement. Vous récusez l’abstraction, le lyrisme, le gestuel, l’expressionnisme ; pourtant ces mots reviennent souvent sous la plume de ceux qui écrivent sur votre art. Je sais que vous aimez dire que vous ne peignez pas pour témoigner de l’époque, mais que vous êtes fait de l’époque. Votre force, votre dynamisme ne sont-ils pas le fruit d’une construction abstraite ?

Ce que je fais n’a rien à voir avec l’abstraction au sens étymologique. Ni avec ces écoles et leurs théories. Tous ces mots ne sont que des étiquettes. Je n’aime pas non plus le terme de "non-figuratif" qui est une négation. Je fais de la peinture, je ne fais pas quelque chose contre, mais pour. Pour faire apparaître le fruit d’un désir. Je ne suis pas non plus du côté de l’art gestuel où le geste s’enchaîne au geste. Il n’y a que deux manières de peindre, parallèlement à la surface ou perpendiculairement. Mais pour moi ce n’est pas le geste qui entraîne le geste suivant, c’est ce qui se passe sur la toile qui provoque et entraîne le l’action suivante.

Henri Meschonnic est-il plus près de la vérité quand il parle, à votre propos, de rythme ?

Il faut distinguer le moment où on peint et le tableau terminé que je propose au regard. Le rythme alors vient de la toile vécue par celui qui la regarde.

Il vous arrive de dire : "J’apprends ce que je cherche en peignant". Vous n’avez donc pas de projet préalable ?

En tout cas, en peignant, j’y échappe. C’est au moment "où on perd son chemin qu’on entre en chemin."

Roger Vailland, pour lequel vous avez réalisé les décors d’"Héloïse et d’Abélard" en 1949, vous compare à un champion . Je le cite : "Je dirais que Soulages est un champion ... Il accomplit son parcours, c’est-à-dire qu’il couvre sa toile de couleurs. Il le fait avec style parce que c’est un champion qui, au cours d’un grand nombre de combats, matchs ou courses, et d’innombrables séances d’entraînement, s’est créé un style ...". Pour lui donc, Soulages c’est le champion du style.

Non, il dit qu’il a un style comme un champion en a un. A l’époque, les communistes voulaient une peinture engagée et Vailland avait choisi l’exemple du style d’un coureur à pied, qui n’a aucun rapport avec le réalisme socialiste, pour désarmer la critique de ses camarades. Mais si style il y a, il a évolué.

Je vois quatre moments dans cette évolution. La première période, on en a parlé, c’est le mouvement et l’écriture ; la deuxième est une époque de raidissement, de rigueur et de hiératisme ; la troisième est syncopée, organisée autour d’une dynamique presque exaltée. Quant à ces dernières années, je parlerais plutôt d’une époque de plénitude et d’épanouissement serein.

Les changements que vous évoquez dans mon parcours relèvent du point de vue critique qui est le vôtre. Au départ, c’est vrai. Une peinture de 1946 témoigne encore de l’écriture d’un mouvement. Mais déjà en 1948 j’écrivais que la peinture n’était pas une communication mais une organisation de formes, "un ensemble sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête ". L’oeuvre vit d’elle-même, pour celui qui la regarde. Depuis, ma peinture a évolué. Certains changements qualitatifs se font sans que j’en ai toujours conscience. Ainsi en 1979, j’étais en train de peindre et de me perdre dans un marécage noir. Je me suis arrêté. J’étais perturbé et soudain, j’ai réalisé que ce n’était plus le noir qui importait pour moi, mais la lumière réfléchie par le noir.

Il y a une très grande diversité de matériaux sur lesquels vous avez travaillé et une très grande diversité des formes que vous avez représentées. Entre les décors que vous avez conçus pour Roger Vailland ou pour Jouvet en 1951 ou pour le ballet de Janine Charrat à l’occasion du 500ème anniversaire de Léonard de Vinci, les gravures à l’eau forte ou à l’aquatinte, les lithographies, les gouaches, les tapisseries de la Maison de la Radio ou de l’université Saint Gall en Suisse, les travaux sur papier ou les vitraux de Conques, vous avez presque tout fait.

Certains peintres développent un seul type de peinture, de pratique, tout au cours de leur carrière. Je pense à Pollock et au "dripping", à Mark Rothko qui a presque toujours superposé des rectangles flous et colorés. Cette manière a duré 20 ans chez Rothko sur 45 ans de peinture, et 6 à 8 ans chez Pollock, une période bien plus brève. Pour ma part j’ai 55 ans de peinture d’où, évidemment, une plus grande diversité de pratiques. Ma dernière exposition rétrospective - Noir lumière - au musée d’Art moderne, était axée sur une partie de mon travail. Mais personne ne se trompe, on reconnaît mes toiles quelle qu’en soit l’époque, malgré la diversité formelle de ce que j’ai produit. Quand j’emploie des matériaux différents, je vais forcément dans une direction différente, je ne suis pas les chemins que je connais. Avec l’eau forte, par exemple, un jour, un trou s’est produit dans la planche sur laquelle je travaillais. Tout le monde en rigolait. Les Lacourière, graveurs et imprimeurs qui avaient avaient accompagné beaucoup d’artistes, depuis Renoir jusqu’à Derain, Matisse, Picasso, Miro, sont passés un jour devant la Galerie Carré où ils ont vu une de mes toiles. Ils m’ont alors proposé de graver une estampe pour eux. Je craignais de ne pas savoir maîtriser cette technique complexe. Ils m’ont tout facilité. J’ai commencé par deux gravures d’interprétation avant de me libérer. Le père Lacourière me disait : "Tape dedans. Tant qu’il y a du cuivre, il y a de l’espoir." En effet, on peut ainsi reprendre le cuivre et le repolir presque à l’infini. Mais un jour où, pour obtenir un noir plus puissant je gravais à l’acide de plus en plus profondément le cuivre (Lacourière m’avait dit une fois que j’avais employé mon poids en acide pour graver), la planche s’était trouée. On pouvait penser qu’il n’y avait plus d’espoir. Je l’ai quand même fait imprimer et alors, là où la planche s’était trouée, le papier n’était plus écrasé, laminé par la presse, il gardait sa chair de papier, sa couleur propre, et sa forme découpée vivait par les contrastes avec les noirs voisins. En gravant, de l’extrême noir j’étais passé au blanc, ce qui faisait rebondir la création en train de se faire. J’ai pratiqué ensuite régulièrement cette technique.