Jacques Derrida

Quelques extraits d’un entretien avec Jacques Derrida en 2004

A. S. : En général, lorsqu’on parle de votre oeuvre, on oublie ces aspects démocratiques et éthiques et l’on se centre sur le mot de déconstruction. Sur ce sujet, un certain nombre de gens disent que Jacques Derrida est trop compliqué pour eux. En fait, ceux qui vous trouvent illisible n’ont peut-être pas plongé au fond de vos écrits et leur cherchent surtout un commencement... Or vous expliquez dans De la grammatologie [1], comme dans Marges de la philosophie [2], qu’il n’y a pas de commencement absolu justifié. Pour vous lire, au lieu d’un commencement, il faut chercher une stratégie, c’est-à-dire s’immerger dans le texte et, à partir de là, tenter une manoeuvre de compréhension avec des thèmes qui reviennent fréquemment et qui sont finalement au coeur de toute votre activité intellectuelle.

J. D. : Il y a deux catégories de "rejet" à cet égard, deux types de non lecteurs. D’abord ceux qui ne travaillent pas assez et se croient autorisés à le faire ; ceux-là s’essoufflent vite en supposant qu’un texte doit être immédiatement accessible, sans le travail qui consiste à lire et à lire ceux que je lis, par exemple. Puis il y a les non-lecteurs qui prennent prétexte de cette prétendue obscurité pour écarter, en vérité pour censurer quelque chose qui les menace ou les inquiète, les dérange. L’argument de la difficulté devient alors un détestable alibi.

Bien sûr, il n’y a pas de commencement, tout a commencé bien longtemps avant nous, n’est-ce pas. Je commence par prendre acte du fait que je travaille ici et là, dans telle tradition philosophique plus ou moins française, je n’écris qu’en français, un certain français, à la fois très vieux et très vivant. J’essaie d’assumer toutes mes responsabilités francophoniques, qui consistent à hériter de façon active, affirmative, transformatrice, fidèle infidèle comme toujours, infidèle par fidélité. Mais on ne peut tout recommencer à chaque instant. Ce serait une folie du point de vue économique. D’où la nécessité des relais pédagogiques de l’école, de l’université, des medias. Quiconque écrit compte sur cette économie potentielle et sur ces médiations, sur ces solidarités, et compte avec ces risques aussi ... La question de l’enseignement traverse tout mon travail et tous mes engagements politico-institutionnels, qu’ils concernent l’école, l’université ou les media. [3]

A. S. : Vous insistez beaucoup sur les textes à partir desquels vous travaillez et qui existaient avant vous. Je suis très frappé par l’importance de cette lecture de textes dans votre oeuvre que je me permettrai de rattacher au rôle du commentaire chez les Juifs. Dans le judaïsme, la tradition juive s’est constituée sur le commentaire et elle n’existe que par rapport au commentaire. On peut dire que vous avez, vis-à-vis du corpus philosophique de l’homme civilisé d’aujourd’hui, la même attitude que le peuple juif vis-à-vis de la Torah, cette volonté de commenter un corpus, à travers le temps, de dire qu’il n’est pas sacré. Qu’il n’est compréhensible aujourd’hui qu’à travers le commentaire d’aujourd’hui.

J. D. : Le mot de commentaire me gêne un peu. Je ne sais pas si ce que je fais relève du commentaire – notion obscure et surchargée, à moins que l’on n’imprime à ce mot une inflexion plus active, plus interprétative : une contresignature y met du sien au cours et au-delà de la lecture passive d’un texte qui nous précède mais qu’on réinterprète, aussi fidèlement que possible, en y laissant une marque.

Vous dites que je ne tiens pas les textes pour sacrés. Oui et non. Bien sûr, j’ai tendance à me méfier des procédures de sacralisation, en tous cas à les analyser, à en analyser les lois et les fatalités. J’essaie en effet d’aborder les textes non sans respect mais sans présupposés religieux au sens dogmatique du terme. Néanmoins dans le respect auquel je me plie, il y a quelque chose qui s’incline devant une sacralité, sinon devant du religieux. Le texte de l’autre doit être lu, interrogé sans merci mais donc respecté, et d’abord dans le corps de sa lettre. Je peux interroger, contredire, attaquer ou simplement déconstruire une logique du texte venu avant moi, devant moi, mais je ne peux ni ne dois le changer. Il y a dans le respect de la lettre l’origine d’une sacralisation. J’ai essayé de montrer, notamment dans Donner la mort, [4] que la littérature, au sens strict et moderne, européen du terme, garde la mémoire (à la fois sacralisante, désacralisante, coupable, repentante) des textes sacrés, en vérité bibliques, qui représentent sa filiation.

A. S. : Il faudrait interroger le partage thématique entre la littérature et la philosophie. A la question de savoir pourquoi vous n’avez pas écrit de littérature, vous avez dit que la littérature fait toujours autre chose qu’elle-même. Pour vous, la littérature serait toujours autre chose qu’elle-même et donc, peut-être de la philosophie. Pourtant, vous vous êtes tenu à la philosophie. Je crois que la meilleure manière de dépasser cette opposition est sans doute le mot de tremblement, de vacillement. Quand on vous lit, on sent toujours qu’il y a cette volonté d’essayer d’être le plus rigoureux possible, comme un vacillement de la pensée en train de se construire.

J. D. : Vous avez raison, tremblement et vacillement, sans doute. Cela dit, face à ceux qui suggèrent qu’à cause de ce tremblement je prends la philosophie pour de la littérature et réciproquement. Il y a dans le texte philosophique des effets de littérature et vice versa. Mais déterminer le sens, l’histoire et une certaine porosité des frontières, c’est tout le contraire de confondre et de mélanger. La limite m’intéresse autant que le passage à la limite ou le passage de la limite. Cela suppose des gestes multiples. La déconstruction consiste toujours à faire plus d’un geste à la fois, et qu’on écrive avec deux mains, qu’on écrive plus d’une phrase ou dans plus d’une langue.

A. S. : Vous rappelez souvent qu’Husserl est votre première référence philosophique. Vous avez d’ailleurs traité, dans votre mémoire de 1954, le problème de la genèse de la philosophie de cet auteur. Ce travail sur la géométrie chez Husserl n’a-t-il pas été la source d’une ligne fondamentale qui traverse finalement tout votre travail, vous conduisant à Heidegger et Lévinas, en passant par Sartre..

J. D. : Husserl n’a pas été mon premier amour en philosophie. Mais il a laissé sur mon travail une trace profonde. Rien de ce que je fais ne serait possible sans la discipline phénoménologique, sans la pratique des réductions eidétiques et transcendantales, sans l’attention portée au cens de la phénoménalité, etc. C’est comme un exercice préalable à toute lecture, à toute réflexion, à toute écriture. Même si, parvenu à un certain point, je crois devoir retourner des questions sur les limites de cette discipline et de ses principes, du "principe des principes" intuitionniste qui la guide.

A. S. : La notion de temps existe chez Husserl, mais seulement à l’état de trace. La perspective temporelle est quelque chose que vous avez voulu et su articuler avec la phénoménologie...

J. D. :On ne quitte jamais le présent qui ne se quitte jamais, que rien de vivant ne quitte jamais. Cette science phénoménologique absolue, cette autorité indéniable du maintenant dans le présent vivant, c’est justement ce sur quoi ont porté, dans des styles et selon des stratégies différentes, tous les grands questionnements de ce temps, celui de Heidegger ou de Lévinas en particulier. Dans un geste différent, avec d’autres visées, ce que j’ai tenté d’élaborer sous le nom de trace (à savoir une expérience de la différence temporelle d’un passé sans présent passé ou d’un à-venir qui ne soit pas un futur présent), c’est aussi une déconstruction, sans critique, de cette évidence absolue et simple du présent vivant, de la conscience comme présent vivant, de la forme originaire du temps (Urform) qu’on appelle présent vivant (lebendige Gegenwart) ou de tout ce qui suppose la présence du présent.

A. S. : Passons d’Husserl à Heidegger. Je voudrais lire dans la philosophie de Heidegger une trace de sa biographie. Par exemple, le fait de l’articulation entre le patrimoine grec et l’exclusion d’un patrimoine monothéiste biblique, la référence au sol et à la terre et la critique de la technique et du progrès, dans son discours du rectorat. Je voudrais comprendre cette complication linguistique qui l’éloigne du réel et qui donne l’impression au lecteur qu’on est dans un univers formel et abstrait où il n’y a plus de volonté d’un lien entre pensée et réel pensé. Trouvez-vous que cette quête entre la philosophie de Heidegger et sa biographie n’a finalement pas de sens ? La récusez-vous ?

J. D. : Si vous le permettez, je ne répondrai pas à la question sur la politique de Heidegger ou sur son Discours de Rectorat. Non pas pour me dérober mais les choses sont trop complexes pour le temps et la place dont nous disposons. Ce que je pouvais avoir à dire à ce sujet, je l’ai abondamment publié, au moins dans De l’esprit et dans de nombreux entretiens. [5] La question de la "biographie" ne me gêne en rien. Je suis de ceux, peu nombreux, qui l’ont constamment rappelé : il faut bien (et il faut bien le faire) remettre en scène la biographie des philosophes et l’engagement signé, en particulier l’engagement politique, de leur nom propre, qu’il s’agisse de Heidegger ou aussi bien de Hegel, [6] de Freud[7] ou de Nietzsche [8], de Sartre ou de Blanchot, etc.

Vous faites allusion à une "exclusion" du "patrimoine monothéistique biblique". Oui et non. Les références bibliques ou théologiques sont nombreuses et confirment à chaque instant ce que nous savons de la profonde culture théologique (catholique et protestante, je dirais surtout luthérienne) de Heidegger. Mais il est vrai que ce qu’on appellerait le patrimoine hébraïque, on l’a souvent noté (Ricoeur, Zarader) paraît, disons, passé sous silence, un lourd silence. D’où la tentation d’inscrire ce silence, dans toute une configuration où il n’y aurait pas seulement le Discours de Rectorat et un certain motif de la terre dont vous parlez, mais tant d’autres indices aussi (par exemple le dédain à l’égard de tout philosophe juif, le "mauvais traitement", selon moi, infligé à Spinoza, dont j’ai essayé de montrer ailleurs qu’il aurait compliqué certains schémas heideggeriens au sujet de l’époque de la représentation, du cogito et du principe de raison). Cette configuration ne m’échappe pas mais sans vouloir innocenter Heidegger (ce dont il n’a jamais été question pour moi et je crois même que Heidegger n’a pas échappé au plus banal des antisémitismes de son temps et de son milieu – "nous étions tous un peu antisémites à l’époque", dit un jour, je crois, Gadamer –). Je crois encore qu’il faut être attentif à la complexité des faits et de la nature des textes. Il n’y a pas de texte philosophique antisémite de Heidegger (comme on pourrait en trouver, lus d’une certaine façon, chez Kant, Hegel ou Marx), et si les énoncés sur la technique sont marqués de fortes connotations réactionnaires ou anti-progressistes, Heidegger est l’un des penseurs de la modernité qui ont pris le plus au sérieux, de façon profondément méditante, les enjeux de la technique moderne et la vigilance éthico-politique qu’elle nous impose.

A. S. : Abordons maintenant, si vous le voulez bien, la question de Paul de Man, théoricien de la littérature, linguiste d’origine belge, mort en 1983. Vous avez eu le courage de le défendre en 1987, [9] après qu’un chercheur d’une université de Louvain ait découvert qu’il avait été l’auteur, en 1941-42, d’articles dans Le Soir, journal contrôlé par la Gestapo, incontestablement antisémite. Ce qui m’a intéressé dans la manière dont vous avez traité ce problème est que vous avez comparé ses écrits à une critique voilée de l’antisémitisme vulgaire. Vous avez montré que la manière d’aborder la question juive, si elle était absolument antisémite, était en même temps d’une certaine finesse et pouvait également s’interpréter comme une manière de critiquer l’antisémitisme vulgaire. Selon vous, son discours était clivé, disjoint, engagé dans des conflits incessants et on le réduisait terriblement en ne le qualifiant que d’antisémite. A la différence de Heidegger, de Man n’aurait fait que réfléchir et interpréter ce passé, ne refusant d’ailleurs jamais d’y revenir. Il aurait ainsi continué à travailler pour comprendre ce qui lui était arrivé ...

J. D. : Là encore, tout cela est trop enchevêtré pour une réponse simple, brève et qui reste au moins un peu "responsable". D’abord je suis gêné de vous voir sauter de la "question politique" de Heidegger à la "question politique de de Man". Il n’y a à peu près aucune comparaison possible entre les deux, et encore moins entre mes deux manières de m’y rapporter. Il y aurait beaucoup à dire sur le mot "affaire" autour duquel en effet la presse et certains universitaires se sont affairés. Quel rapport entre un grand philosophe universitaire qui, recteur à plus de 40 ans, prononce le Discours de Rectorat et un jeune homme inconnu de 20 ans qui gagne sa vie en publiant en Belgique, au début de la guerre, des articles de critique littéraire dont l’un paraît marqué d’antisémitisme commun (d’ailleurs à interpréter précautionneusement, comme j’ai tenté de le démontrer ailleurs, ce que nous ne pouvons faire ici). Ne dites pas que je l’ai "défendu", fût-ce avec courage. J’ai dit clairement, sans la moindre équivoque, que si limitée qu’elle fût dans le temps et à l’époque, sa culpabilité était indéniable et entière. Je suis même allé jusqu’à écrire (et je ne suis plus sûr d’avoir bien fait, de n’avoir pas été alors violent et injuste, je m’en expliquerais mieux si j’en avais la place) que cette faute était "impardonnable". [10] Donc ne simplifions pas. Il est vrai que j’ai cherché à reconstituer la surdétermination redoutable des textes de cette époque, du cas, de la situation – et cela au moment où une bonne partie de l’intelligentsia académique américaine cherchait à exploiter la découverte de ces articles de jeunesse, à en faire une arme atomique contre la "déconstruction" (que de Man avait en effet, depuis 1975, illustrée à sa manière aux Etats-Unis, d’abord en se référant à mon travail, puis en lui donnant une inflexion qui lui était propre – et à laquelle j’ai aussi consacré quelques analyses). Quand à la "découverte" en question, je me permets de rappeler que c’est moi qui, après en avoir été informé par un jeune chercheur belge, en ai organisé la publication et la discussion publique dans les semaines qui ont suivi. Pour le dire d’un mot (je m’en suis longuement expliqué ailleurs), ce qui mérite une analyse, c’est d’abord l’acharnement hypocrite de ceux qui ont cru pouvoir s’emparer de la chose pour conclure un procès expéditif et se débarrasser, en la discréditant, et de l’oeuvre de de Man (40 ans de travail après l’arrivée d’un jeune homme aux Etats-Unis !) et de toute déconstruction, la sienne et les autres, par dessus le marché. J’avais trouvé cette gesticulation injuste, grotesque et abjecte. Je l’ai dit et redit, mais n’ai jamais cherché à disculper pour autant telle ou telle phrase d’un article de jeunesse de de Man.

A. S. : J’ai l’impression que chaque fois qu’une référence ou qu’une appartenance semble soit vous circonscrire, soit circonscrire ce qui a été l’objet de votre attention, vous criiez au piège ! Au fond, vous êtes extrêmement sensible à la diversité des significations d’un mot, d’un concept, d’une orientation. Cela relève bien sûr de la rigueur qui est la vôtre et je la respecte ; en même temps, je me pose la question de savoir si la synthèse a du sens. D’autant que l’affirmation de la synthèse n’exclut pas la contestation. Vous avez très bien montré que dans la tradition philosophique, un mot pouvait quelquefois dire ce qu’il est et son contraire. Quand on en arrive là, il importe de s’interroger sur la question de la diffusion du savoir. Pour diffuser le savoir ne faut-il pas simplifier ? Et quand on simplifie, est-on absolument et irréductiblement conduit à trahir ? Croyez-vous que tous les entretiens, du fait qu’ils ne peuvent entrer dans le détail, trahissent ? Que finalement, on ne pourra jamais cerner le grain des choses ? Même lorsque vous travaillez la chose à l’infini, vous ne pouvez jamais la cerner suffisamment ! Aussi, devant vos précautions que je comprends et que je considère comme rigoureuses, je suis un peu inquiet : n’avons-nous pas aussi des responsabilités pédagogiques ?

J. D. : Des responsabilités pédagogiques, bien entendu, et partagées, s’il vous plaît. On doit parfois simplifier pour transmettre un savoir et pour parler en général. Mais s’il doit y avoir des règles pour la meilleure ou la moins mauvaise simplification, elles sont à réinventer dans chaque situation. Si précautionneux ou minutieux que je doive être, je cède à un moment donné, c’est vrai, à quelque simplification. Je suis en même temps convaincu que la tâche est infinie, que j’y serai toujours inégal, qu’il faudrait raffiner de façon de plus en plus scrupuleuse. Mais à cette responsabilité s’oppose celle de ne pas attendre, et donc à un moment donné, ici maintenant, de prendre le risque (aussi calculé que possible) de parler, d’enseigner, de publier. En acceptant cet entretien, je me dispose à simplifier mais j’en avertis l’auditeur et le lecteur en le renvoyant à d’autres situations de parole ou d’écriture où je simplifie moins. Mais je me dis aussi que, peut-être, peut-être, il vaut mieux simplifier un peu en faisant passer quelque chose, comme en contrebande, plutôt que de se taire sous prétexte qu’on ne peut jamais être à la mesure de la complexité des choses. Il n’y a jamais de garantie, de normes de protection, d’assurance contre le risque ainsi pris. Si cette simplification est une trahison, arrêtons nous un peu sur ce mot de "trahison". D’un côté la simplification défigure toujours, on n’est jamais à la mesure d’une promesse, on trahit toujours. Mais en trahissant ainsi, le discours trahit malgré lui une vérité : infidèle à une certaine vérité, il en laisse passer, il en exhibe une autre, au moins au titre de symptôme incontrôlable. A travers les simplifications, les caricatures, les distorsions, à travers la résistance acharnée que nous essayons d’y opposer, la silhouette d’une certaine "vérité" se fait jour. Le lecteur ou l’auditeur attentif, l’autre en général se trouvera par exemple, ici même, devant la vérité de quelqu’un (moi !) qui souffre et se débat sans fin pour résister en vain à la simplification ou à l’appauvrissement.

Je voudrais reprendre un autre mot, vous me le tendez, celui de "piège". Mais oui, cher ami, il y a des pièges et vous les placez sous mes pas. Chaque fois (et cela ne manque jamais d’arriver) que s’adressant à moi pour une interview on m’interroge sur Heidegger, et non pas sur la pensée de Heidegger (qu’on connaît souvent mal et dont on se préoccupe peu) mais sur le "nazisme" de Heidegger, puis qu’on y associe mon ami de Man (dont en général on ignore tout le travail, en France : 40 ans d’une oeuvre de grand théoricien), ce sont des pièges, et des pièges pour moi. On veut limiter ou neutraliser mon travail (très différent au demeurant de celui de de Man qui ne m’a lu et que je n’ai rencontré qu’assez tard, en somme, autour des années 70, moi qui n’étais pas en Belgique en 1940 mais expulsé de mon lycée à l’époque, parce que juif). Piège, donc, oui, et un peu gros. Pour Heidegger, c’est encore plus énorme. Non seulement je ne suis pas un disciple de Heidegger mais depuis 40 ans je n’ai jamais fait à lui une référence qui ne fut pas aussi questionnante voire critique ou déconstructrice. Il suffirait de lire un peu pour le vérifier. Mais il est vrai que je prends la pensée de Heidegger, pour cette raison-là, au sérieux, et c’est ce qui paraît insupportable. On essaie non seulement de faire de moi un heideggerien mais aussi de réduire Heidegger au Discours de Rectorat. Mon travail se réduirait à une formule, "Heidegger plus un style", pour citer un livre qui atteignit naguère le sommet de la bêtise et de la vulgaire malhonnêteté dans ce domaine. Ça s’appelait, si ma mémoire est bonne, La pensée 68 : exemple du pire simplisme journalistique. Tout cela est destiné à éviter, voire à empêcher de penser, d’enseigner, de lire, sans respect pour le lecteur ni pour les penseurs dont on prétend traiter. On fait tout pour dénigrer, blesser, "piéger", justement. Mais vous savez, la manipulation des pièges est parfois dangereuse pour les manipulateurs, sur le champ ou à la longue.

A. S. : Peut-on dire qu’il y a, depuis quelques années, une dimension politique plus affirmée de votre travail ? Vos livres ont-ils des conséquences politiques plus évidentes ?

J. D. : Cette dimension est sans doute plus facilement reconnaissable aujourd’hui dans le code politique le plus conventionnel. Mais elle était déchiffrable dans tous mes textes, même les plus anciens. Il est vrai qu’au cours des 20 dernières années, j’ai cru avoir aménagé, disons, pour moi, après un long travail, les conditions nécessaires (discursives, théoriques, conformes à des exigences déconstructives) pour manifester ce souci politique sans céder, sans trop céder je l’espère, aux formes stéréotypées (que je crois justement dé-politisantes) de l’engagement des intellectuels. Lorsque je vais enseigner clandestinement et me fait emprisonner dans la Tchécoslovaquie communiste, lorsque je milite contre l’apartheid ou pour la libération de Mandela, contre la peine de mort pour Mumia Abu Jamal, ou en participant à la fondation du Parlement international des Ecrivains, quand j’écris ce que j’écris sur Marx, sur l’hospitalité ou les "sans papier", sur le pardon, le témoignage, le secret, la souveraineté aussi bien que quand je lance, dans les années 70, le mouvement du Greph, puis contribue à créer le Collège International de philosophie, j’ose penser que ces formes d’engagement, les discours qui les soutenaient étaient en eux-mêmes en accord (et ce n’est pas toujours facile) avec le travail de déconstruction en cours. J’ai donc essayé d’ajuster, y parvenant inégalement, mais jamais assez, un discours ou une pratique politique aux exigences de la déconstruction. Je ne sens pas de divorce entre mes écrits et mes engagements, seulement des différences de rythme, de mode de discours, de contexte, etc. Je suis plus sensible à la continuité qu’à ce que certains appellent, à l’étranger, le "political turn" ou l’"ethical turn" de la déconstruction.

A. S. : En vous entendant parler de tournant, je me demande s’il n’y a pas ici une question de rythme. Je sais que ce sujet vous intéresse, hétérogénéité des vitesses, accélération ... Avez-vous été contraint, malgré vous, à accélérer en politique, sous une certaine pression médiatique ?

J. D. : Les différences de vitesse semblent en effet déterminantes. Le différentiel des rythmes compte beaucoup pour moi, il règle presque tout. Ce n’est pas très original, il suffit de conduire, en somme, pour en faire l’expérience : savoir accélérer, ralentir, s’arrêter, repartir. Cette leçon de conduite vaut aussi bien dans la vie privée et les accidents sont toujours possibles. La scène de l’accident d’automobile est imprimée ou surimprimée dans bon nombre de mes textes, comme une sorte de signature prémonitoire et un peu sinistre. Cela dit, je ne crois pas que l’accélération sur le chemin de la politique ait été pour moi, comme vous le suggérez, l’effet d’une pression médiatique. Celle-ci a toujours été là, et je n’y ai pas cédé à l’époque où les lecteurs pressés prétendaient que mes textes étaient apolitiques.

A. S. : Sous une espèce de contrainte pédagogique ? Le monde pèse peut-être plus sur vous aujourd’hui, parce que vous êtes connu ?

J. D. : Il pèse autrement. En essayant de ne pas écrire sous la pression ou la contrainte, je réponds aussi, forcément, et je crois devoir le faire, au milieu dans lequel je me trouve vivre ou travailler : milieu privé ou public, d’abord français, mais aussi largement international, universitaire ou non. Dès lors qu’on publie et qu’on est crédité de quelque responsabilité publique, on est sensible à une injonction. Il faut répondre, même si on garde la responsabilité de répondre ou non, ceci ou cela, dans ce style, à tel rythme, avec tels attendus, telles conditions, telles réserves. Comment ne pas tenir compte alors de l’image au moins, de la silhouette qu’on se forme d’un certain type de destinataire pour faire dire, écrire ceci ou cela ? L’autorité dont on vous crédite devient une sorte de capital qu’il convient de mettre au service d’une cause juste. Mais si possible sans jamais renoncer à en questionner les présuppositions ou les axiomes. Il est souvent difficile de faire les deux à la fois, dans le même geste, mais je m’y essaie toujours.

A. S. : Une cause vous a justement mobilisé très tôt, la cause féminine. La différence sexuelle est présente dans beaucoup de vos textes ...

J. D. : Je parle surtout, depuis longtemps, des différences sexuelles, plutôt que d’une seule différence – duelle et oppositionnelle – qui est en effet, avec le phalocentrisme, avec ce que je surnomme aussi le phallogocentrisme, un trait structurel du discours philosophique qui aura prévalu dans la tradition. La déconstruction passe en tout premier lieu par là. Tout y revient. Avant toute politisation féministe (et bien que je m’y sois souvent associé, à certaines conditions), il importe de reconnaître cette puissante assise phallogocentrique qui conditionne à peu près tout notre héritage culturel. Quant à la tradition proprement philosophique de cet héritage phallocentrique, elle est représentée, de façon certes, fort différente mais égale, aussi bien chez Platon que chez Freud ou Lacan, chez Kant que chez Hegel, Heidegger ou Lévinas. Je me suis employé à le démontrer en tout cas.

A.S. : Quelque chose a toujours été très présent dans votre oeuvre, l’amitié. Ce thème est très fort chez vous. Vous avez une fidélité à l’autre, qui passe à travers diverses notions, comme la gratitude, la dette, le tâtonnement, le don ... Et le toucher [11] est, selon vous, le sens exemplaire. Avec le toucher, on aborde ainsi le concept de réalisme postconstructif ?

J. D. : C’est vrai, j’aime à cultiver la fidélité en amitié, de façon si c’est possible, à la fois inconditionnelle et sans complaisance (comme dans le cas de Paul de Man, par exemple, où, sans m’aveugler, j’ai tout fait pour être juste et pour qu’on soit juste avec lui). Tout cela n’est pas original. Mais j’ajouterai vite trois précisions (elles sont plus lisibles et mieux démontrées ailleurs, comme dans Politiques de l’amitié et Adieu à Emmanuel Lévinas, par exemple, ou tel texte sur Lyotard – à paraître). 1) D’une part, la fidélité inconditionnelle se marque à la mort, ou à l’absence radicale de l’ami, là où l’autre ne peut plus répondre de lui, ni devant nous, et encore moins échanger, marquer quelque reconnaissance, faire retour. 2) D’autre part, la fidélité absolue à l’autre passe par l’épreuve d’un parjure originaire et fatal, dont la terrifiante possibilité n’est plus seulement un accident survenant à la promesse : dès qu’il y a un, il y a deux, et donc trois, et le tiers – possibilité de la justice, dit Lévinas –, introduit alors le parjure dans le face-à-face même, dans la relation duelle la plus droite. 3) Enfin l’amitié qui m’importe passe par la "déconstruction" des modèles et des figures de l’amitié qui dominent en occident (amitié fraternelle – figure familiale et généalogique, même si elle est spirituelle – entre deux hommes, point d’amitié entre un homme et une femme, exclusion de la soeur, présence, proximité, toute une conception de la justice et du politique, etc., pour ne citer que quelques motifs de Politique de l’amitié). Tout cela est en effet traversé par une autre pensée de l’impossible et du "peut-être" qui se trouve au centre de tout ce que j’ai écrit sur l’amitié, le don, le pardon, l’hospitalité inconditionnelle, etc.

Quant au toucher, on pourrait montrer que de Platon à Husserl ou à Merleau-Ponty, en passant surtout par Aristote, Kant, etc., il constitue, avant même la vue, le sens fondamental, un sens dont le privilège absolu (ce que je surnomme l’haptocentrisme – souvent méconnu ou mal interprété) organise une sorte d’intuitionnisme commun à toutes les philosophies, même à celles que se prétendent non-intuitionnistes, et même au discours évangélique. C’est ce que j’essaie de montrer dans ce livre sur Nancy, qui est aussi un livre sur la main, la main de l’homme et la main de Dieu. Cet ouvrage concerne aussi le corps chrétien et ce qu’il devient quand on s’engage, comme le fait Nancy, dans une interminable "déconstruction du christianisme". Une déhiérarchisation des sens déplace ce qu’on appelle le réel, ce qui résiste à toute appropriation.

A. S. : Dans tous vos écrits, la mort est présente. De quelle manière ? Simplement parce que tout ce que vous écrivez est une manifestation de la valeur de la vie, tout ce que vous écrivez s’attache à continuer à être. Au fond je me demande si la mort n’est pas ce que vous repoussez au fur et à mesure que votre oeuvre avance ?

J. D. : En se disant qu’on ne peut faire autrement, bien sûr, on doit se demander si cet effort tendu pour la repousser aussi loin et aussi longtemps que possible n’appelle pas, ne nous rappelle pas l’attraction d’un corps-à-corps avec cela même dont on veut se sauver. L’affirmation de la vie ne vas pas sans la pensée de la mort, sans l’attention la plus vigilante, responsable, voire assiégée, obsédée de cette fin qui n’arrive pas – à arriver. Dès qu’il y a une trace, quelle qu’elle soit, elle implique la possibilité de se répéter, de survivre à l’instant et au sujet de son tracement, dont elle atteste ainsi la mort, la disparition, la mortalité au moins. La trace figure toujours une mort possible, elle signe la mort. Dès lors, la possibilité, l’imminence de la mort n’est pas seulement une obsession personnelle, c’est une manière de se rendre à la nécessité de ce qui se donne à penser, à savoir qu’il n’y a pas de présence sans trace et pas de trace sans disparition possible de l’origine de ladite trace, donc sans une mort.

[1] De la grammatologie, Ed. Minuit, 1967

[2] Marges de la philosophie, Ed. Minuit, 1972

[3] Cf. notamment Du droit à la philosophie, Galilée, 1990. Echographies de la télévision (avec B. Stiegler), Galilée, 1996, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, Unesco-Verdier, 1997

[4] Donner la mort, Galilée, 1999

[5] Cf. en particulier, "Heidegger, l’enfer des philosophes", 1987 in Points de suspension, Galilée, 1992

[6] Glas, Galilée, 1974

[7] La carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Aubier Flammarion, 1980

[8] Otobiographies. L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Galilée, 1984

[9] Mémoires pour Paul de Man, Galilée, 1988

[10] Cf. Ibid.

[11] Le toucher, voir note 3.